Tribune de Jean Baubérot dans le Nouvel Obs

Marlène Schiappa et les « ripoux de la laïcité » TRIBUNE. Jean Baubérot a rencontré Marlène Schiappa lundi dernier, veille du lancement des Etats généraux de la laïcité. Malheureusement pour elle, l’historien a lu l’ouvrage que la ministre déléguée avait consacré au sujet en 2018 et lui inflige une sérieuse correction de copie.

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Comme secrétaire d’Etat à l’égalité entre les femmes et les hommes, l’action de Marlène Schiappa me semble devoir être saluée. Ainsi la « loi Schiappa » adoptée en 2018 comporte des avancées notables dans un domaine où l’Etat républicain comme la société civile ont encore pas mal de chemin à parcourir. Marlène Schiappa a lutté contre les violences sexistes et sexuelles et contre celles que subissent les LGBT… Bref, elle a été la représentante type du côté positif du « en même temps » macronien.

 

Dès ce moment-là, la ministre s’est intéressée à la laïcité. Qui le lui reprocherait ? Mais sans doute estimant qu’elle s’avançait dans un domaine qui lui était moins familier, elle a voulu prendre ses précautions. Le résultat est un petit livre, « Laïcité, point ! » (72 pages, et environ 70 000 signes) qu’elle a corédigé avec Jérémie Peltier. Ce dernier, « directeur des études de la Fondation Jean Jaurès […] a coordonné et suivi plusieurs travaux sur la laïcité, la radicalisation et le fait religieux », rapporte le dos de couverture. D’autre part, aspect rare, ce tandem a demandé à pas moins de six personnalités, qui semblaient au vu de leurs diplômes et de leurs titres qualifiées dans ce domaine et dont plusieurs sont des hauts fonctionnaires, de relire attentivement le texte (1).

 

Des ministères peuplés d’incompétents ?

Au moment où la ministre a acté devant le Sénat la disparition de l’Observatoire de la Laïcité (organisme interministériel ; or, courageux mais pas téméraire, Jean Castex se mure dans un hypocrite silence !) et où, « en même temps », elle lance des Etats généraux de la Laïcité, il est très instructif de se plonger dans la lecture de cet ouvrage. Le résultat est ahurissant et prouve que la République est captive d’une bande de « ripoux intellectuels », qui écrivent et avalisent n’importe quoi, en ayant l’arrogance de le faire au nom de la lutte contre « l’obscurantisme », dont ils se montrent, de fait, les meilleurs représentants. Vraiment, il y a de quoi être en colère, car l’extrémisme a de beaux jours devant lui si les ministères sont ainsi peuplés d’incompétents.

 

L’ouvrage commence par une citation d’Aristide Briand prononcée, écrit-on, « lors de la séance du 3 juillet 1905, à la chambre des députés, juste avant la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat. » Banco : nos sept « petits nains » ne connaissent même pas le titre de la loi de 1905. Ils ignorent qu’il s’agit de la loi de « séparation des Eglises et de l’Etat ». Cette méconnaissance du pluriel n’a rien d’anecdotique car l’ouvrage montre ensuite une singulière inappétence du pluralisme de tout Etat démocratique. Par ailleurs, quand on lit l’opus, on s’aperçoit que, dans les passages rédigés par la ministre, il est question de la « séparation des Eglises et de l’Etat », tandis que Jérémie Peltier lui, écrit page 32, note 1 : « la loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat ». Pauvre, pauvre Jean Jaurès ! « La laïcité a bien des ennemis », écrit notre auteur page 49. Elle doit également se méfier de ses pseudo-amis, dont le coauteur, qui ne fait vraiment pas honneur à la Fondation qu’il représente (c’est une litote !), et les six correctrices et correcteurs dont pas un ou une n’a été capable d’une élémentaire rectification. Bravo vraiment !

 

De la bonne compréhension d’une citation

Autre aspect ahurissant, le livre s’avère un démenti de la citation qu’il met en exergue, comme si les personnes qui l’ont écrit et corrigé s’avéraient incapables de comprendre le sens de ce qu’elles lisent. Briand affirme que la loi qui va être votée combine « justement les droits de personnes et l’intérêt des Eglises et les droits de l’Etat ». Voilà une rupture avec la perception dite « jacobine » de l’universalisme républicain, qui (du moins est-ce ainsi que cela est perçu de façon dominante) privilégie un face à face entre l’individu et l’Etat. A cette représentation dualiste, le rapporteur de la loi substitue un schéma ternaire où les « Eglises » (au pluriel bien sûr !) prennent place. Et ce changement constitue l’enjeu majeur de la loi.

 

Car, nous, à défaut de nos hauts fonctionnaires favoris, soyons attentifs aux termes employés. D’abord, Briand utilise le vocable de « personnes » et, dans les débats qui ont précédé le vote, il a précisé que l’emploi de ce mot était intentionnel pour inclure les femmes. N’aurait-il pas été utile d’en informer la ministre ? Mais, il aurait fallu le savoir et ajouter que cette inclusion a déplu non seulement aux catholiques mais aussi aux radicaux, comme un Jean Bepmale, vice-président de la Commission : le sexisme laïque avait encore de beaux jours devant lui car, au nom de la laïcité, le droit de vote sera refusé aux femmes jusqu’à l’ordonnance du général de Gaulle en 1944. Ensuite, Briand parle des « droits » des personnes et de l’Etat et des « intérêts » des Eglises. Celles-ci ne sont donc pas mises exactement sur le même plan que les deux autres acteurs. La raison en est simple : c’est parce qu’une appartenance à un (des) ensemble(s) collectif(s) est, chez Briand (et aussi chez Jaurès), une dimension intrinsèque de la personne que les « intérêts » des Eglises sont pris en compte. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’un quelconque « communautarisme », mais bien de la prise en compte du collectif comme une dimension de l’individualité, ce que l’ouvrage se montre incapable de faire.

Logiquement, avec la laïcité, l’Etat n’a plus de devoir envers les Eglises, il doit, néanmoins, « garantir le libre exercice des cultes » (Article 1) (2). De plus, l’article 4 instaure le respect, par la République, de l’organisation interne de chaque Eglise (en clair, pour le catholicisme, de sa structure hiérarchique, dite à l’époque « monarchique ») et, ce n’est pas un hasard, la formulation de cet article a été trouvée, par les socialistes, dans le monde anglo-saxon (aux Etats-Unis et en Ecosse). Mais cette incorporation d’un élément anglo-saxon dans la loi de 1905 est ignorée des huit personnes qui ont contribué à ce livre. Au contraire, le stéréotype, qui traîne dans toutes les poubelles, d’une opposition entre une laïcité franco-française et « un modèle de tolérance à l’anglo-saxonne » est repris (page 35). Il faudrait peut-être avertir la ministre que la « science » historique (dont on se réclame !) a mis en lumière l’importance des « transferts culturels ». La France n’est pas un isolat, universelle à elle seule, elle importe et exporte de la culture politique.

 

La position des adversaires de la loi

Ces précisions données, voyons ce que devient, dans ce livre, la citation mise en exergue et, plus généralement, la façon dont Briand et Buisson, président la Commission parlementaire, construisent la loi. Tout est allègrement piétiné et c’est plutôt la position des adversaires de la loi, de ceux qui la voteront le 3 juillet avec beaucoup d’aigreur, comme Bepmale (qui la démolit avant de l’adopter, et la droite, ravie, demande l’affichage de son discours, ce qu’il doit, piteusement refuser !) qui se trouve, de fait, adoptée comme optique dominante de ce livre.

 

Ainsi, il a existé un conflit interne aux gauches pour savoir l’article qui serait placé en tête de la loi d’une part, et quel serait le contenu de l’indication relative à la liberté de conscience, d’autre part. Certains voulaient que l’article 1er soit celui qui acte la fin du caractère officiel des religions (in fine l’article 2), et, de plus, tendaient à restreindre la liberté de conscience aux pratiques individuelles (contrairement à ce que fait l’article 1er). Double enjeu décisif. Briand et Ferdinand Buisson ont dû ferrailler pour qu’il n’en soit pas ainsi. Or que fait l’ouvrage ? Il cite l’article 2 dès la page 11, et le recite page 48, le replaçant de facto, tels les adversaires de Buisson et de Briand, en tête de la loi. L’article 1er n’arrive chichement que page 53, et il est complètement tronqué car il est réduit au « droit de pratiquer sa religion sans être inquiété pour cela », donc à un niveau individuel. C’est le genre de formulation que l’on trouvait dans certaines propositions de loi et qu’ont récusé Briand et Buisson. Donc, là encore, c’est la position de leurs adversaires qui se trouve, de fait, reprise.

 

Par ailleurs, il est écrit, page 14, que la laïcité « permet à chacun d’installer librement chez soi une crèche, une croix, une mezouzah, une statue de Bouddha, sans être inquiété pour cela. […] elle assure la liberté de conscience individuelle » (confirmation de ce que je viens d’écrire !). « Chez soi » : mais seule des dictatures vont farfouiller dans les objets qui meublent les appartements et rétrécir ainsi la laïcité revient à la falsifier. Briand, dans la discussion de l’article 28, affirme que si, naturellement, on ne peut marquer l’espace public par des statues ou autres signes religieux qui prétendraient symboliser des croyances partagées, il est tout à fait licite d’avoir, dans son jardin, un calvaire très visible par les personnes qui arpentent la rue avoisinante. Et, surtout, par la combinaison des articles 27 et 44, les « cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d’un culte » sont plus libres de se déployer dans l’espace public en régime de séparation que dans le régime antérieur des « cultes reconnus ».

La même page 14 nous déclare que « la République française est une, indivisible et laïque ». C’est gravement ignorer la Constitution : le « une » est de trop (alors qu’il est repris pages 15 et 64 !), et il montre bien une volonté de rigidité républicaine d’uniformisation. D’autre part, il manque le « démocratique et sociale » qui sont, avec « indivisible et laïque », les caractéristiques de la République. Pourquoi cette incapacité (qu’on ne trouve pas seulement chez Schiappa, Peltier et les six autres) à citer convenablement les principes constitutionnels républicains ? Ce serait pourtant élémentaire de le faire.

 

Contre-vérités et mésinterprétations

Relever l’ensemble des contre-vérités et des mésinterprétations de l’ouvrage amènerait à en écrire un autre plus fourni car il est toujours plus long de réfuter les erreurs que de les commettre (c’est pourquoi, d’ailleurs, les débats médiatiques sont biaisés) ! Je garde donc, à toutes fins utiles, d’autres critiques que je pourrais énoncer, pour me borner à mentionner une grave tromperie et une affirmation qui connote une absence de « l’esprit critique », pourtant revendiqué.

 

Premier point : il est écrit (page 61) que l’article 40 de la loi de 1905 « rend inéligibles les “ministres des cultes” (au sens de responsables religieux) ». C’est totalement faux et montre, décidément, que la loi est lue à contresens, qu’on lui fait dire le contraire de ce qu’elle indique. Que s’est-il passé en 1905 ? Beaucoup s’alarmaient, de l’extrême gauche à la droite, du fait qu’avec la séparation lesdits « ministres du culte » (c.-à-d. : de chaque culte, là c’est au singulier) ne se verraient plus imposer d’interdiction d’exercer un mandat politique. Briand répondait à ses « amis » : que voulez-vous la séparation ne peut pas avoir que des « avantages », la loi est une « loi de liberté ». Au final, il a, cependant, consenti à une concession : l’article 40 maintient « pendant huit années » l’interdiction pour les ministres du culte d’être éligibles au conseil municipal de leur commune. D’une part, toutes les autres inéligibilités sont levées ; d’autre part : les huit ans constituent une « période transitoire » où ces ministres du culte continueront à recevoir une pension de l’Etat. Quand ce laps de temps sera terminé et que la séparation sera achevée, alors il n’y aura plus aucune, non, plus aucune inéligibilité. On le constate, une « loi de liberté » est transformée, par nos magiciens, en une loi d’interdits ! Et on s’étonne ensuite que les jeunes refusent majoritairement cette pseudo laïcité. En fait, intuitivement, ils se situent dans la lignée de la loi de 1905, alors qu’au sommet de l’Etat on se montre incapable de lire convenablement la loi de séparation !

 

Second point : « Il n’y a pas de “totalitarisme laïque” » affirme péremptoirement Peltier page 51. Contrairement à ce grand monsieur, les petites pointures qu’étaient Ferry, Buisson, Briand, Clemenceau estimaient qu’un tel risque existait bel et bien. Ecoutons le Tigre : « Je repousse l’omnipotence de l’Etat laïque parce que j’y vois une tyrannie. […] Nous sommes des hommes d’esprit latin, la poursuite de l’unité par le dieu, par le roi, par l’Etat nous hante : nous n’acceptons pas la diversité dans la liberté. » Et on pourrait citer des pages et des pages de ce « Discours pour la liberté » (Sénat, 17 novembre 1903) où un véritable esprit critique s’applique à la laïcité elle-même, c’est-à-dire à l’usage qui en est fait.

La ministre a rendu publique la réunion privée que j’ai eue avec elle, lundi 19 avril (cf. l’entretien qu’elle a accordé, la-croix.com). Mais elle n’a rien dit du contenu de cet entretien, or je lui ai dit explicitement ce que je viens d’écrire et j’ai énoncé la conclusion logique : elle s’entoure de personnes qui ne sont pas compétentes. Je me suis permis, également, de lui donner un conseil : la prochaine fois qu’elle voudra rédiger un ouvrage sur la laïcité, au lieu d’aller trouver ces individus, qu’elle demande plutôt à un certain Jean-Louis Bianco !

 

(1) Il s’agit du préfet Gilles Clavreul (ENA, Sciences-po), de l’historien I. Roder, de la sous-préfète C. Léoni (CESE), de la Conseillère spéciale auprès du Premier ministre C. Petit, du directeur de la communication du Comité interministériel de la prévention de la délinquance et de la radicalisation M. Pontécaille et de Th. Brisson.

(2) Depuis la Révolution française et le régime instauré par Bonaparte, le terme de « culte » est l’expression juridique du mot « religion ». Ce dernier vocable était, dans l’esprit commun, synonyme de catholicisme. L’utilisation du terme de « culte » est liée à la reconnaissance du pluralisme convictionnel.

NB : J’apprends que Gilles Clavreul conteste sur les réseaux sociaux avoir conseillé Marlène Schiappa pour l’écriture de son livre et en profite pour qualifier mes propos d’« allégations mensongères ». Pour ma part, je maintiens mon texte et conteste la contestation.

Page 69 du livre, est bien inscrit : « Merci pour leurs relectures amicales et singulières à Gilles Clavreul, Iannis Roder, Cindy Léoni, Catherine Petit, Mathieu Pontécaille, Thomas Brisson. » (Cf. photo de la page.) J.B.

Jean Baubérot (Historien)

21 avril 2021

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