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Vraiment la laïcité n’est plus ce qu’elle était ! À entendre les propos de certains ministres, qui veulent reprendre en main ce qu’ils appellent « le portage de la laïcité », celle-ci semble devenue une machine à exclure. D’une part, à écarter de l’espace politique les interlocuteurs que l’on veut discréditer, en les taxant d’ « identitaires d’extrême droite », et pourquoi pas de « communautaristes islamo-écologistes » ! D’autre part, à humilier et à refouler de la société civile les diverses traditions et confessions religieuses. Le paradoxe est que ce sont ceux-là mêmes qui tiennent ces propos qui redéfinissent la laïcité comme l’identité française. Au temps de l’Action Française, l’athée Charles Maurras faisait du catholicisme l’identité exclusive de la France : aujourd’hui le laïcisme en a subrepticement pris la place, et la fonction. Bravo !
Mais la laïcité n’est pas une identité, et n’a pas la fonction d’exclure. Elle répond à une autre et difficile question : comment faire un avec du multiple, sans écraser le multiple ni désagréger l’un. La laïcité est un cercle pluriel, autour d’un centre vide. Ce n’est pas le pilier moniste de l’identité de la Nation, ni un outil de contrôle et de formatage des âmes. Son but n’est pas de refouler les religions dans le for intérieur des citoyens. Dire « vous pouvez croire ce que vous voulez chez vous, mais ne l’exprimez pas dans l’espace public », c’est exactement ce que l’Etat absolu de Louis XIV disait lorsqu’il pourchassait les religions non conformes au Culte royal. Il faut avoir ce souvenir en tête : les protestants avaient représenté jusqu’à un tiers de la population française et ce n’est qu’en les persécutant et finalement en les expulsant que la France est devenue un Etat-nation (Jules Michelet le rappelle dans sa grande « Histoire de France »[1], qui prépara justement la loi de 1905).
« On a oublié le rôle de l’humiliation dans l’Histoire »
Tout le travail des Lumières est-il à refaire ?
Le refus de la liberté de conscience, l’interdiction d’exprimer ses convictions et de partager librement ses pensées, voilà ce contre quoi les Lumières s’étaient d’abord dressées. Ecoutons Kant : « On dit que la liberté de parler ou d’écrire peut nous être ôtée par une puissance supérieure, mais non la liberté de penser. Mais penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ? Aussi bien, l’on peut dire que cette puissance extérieure qui enlève aux hommes la liberté de communiquer publiquement leurs pensées, leur ôte également la liberté de penser » [2]. Aujourd’hui, on prétend que la religion est une affaire privée : tout le travail des Lumières pour penser l’autonomie de la société civile est à refaire !
Avec la loi de 1905, la République avait cru rompre avec ce paradigme royal. Mais on dirait bien que nous sommes en train d’y retomber. Dans cette « théologie politique » de la verticalité, la Nation a pris la place de Dieu, mais sans que la structure en soit modifiée. Nous paniquons à la moindre atteinte à l’indissolubilité du corps social, jadis exprimée par le corps sacré de la religion royale, et aujourd’hui rêvée dans des moments de communion, ou manifestée dans l’injonction à « être Charlie ». Nous oublions qu’en démocratie, le divorce est toujours possible : nous restons ensemble non par obligation, mais par une alliance libre, un pacte. C’est parce que nous pouvons nous délier, faire sécession de l’espace commun, que nous pouvons nous lier librement. La loi de 1905 avait tenté de représenter ce pacte, au moins comme un prudent horizon d’attente.
Certes, le paysage a changé depuis le « pacte laïque » tel qu’il a été formulé en 1905. La France est devenue une société d’immigration et il y a un terrible décalage entre la représentation qu’elle se fait d’elle-même et sa réalité. C’est pourquoi elle doit changer de régime d’historicité et de cohabitation. C’est très délicat : il lui faut à la fois faire place à la diversité des mémoires, même minoritaires, tout en s’assurant que la majorité (disons en gros post-catholique) se reconnaisse dans un récit commun qui ne soit pas réduit à quelques banalités vides ou à un libéralisme de supermarché des opinions. Une société a besoin, pour exister un peu durablement, de se raconter une histoire plausible, de s’intégrer par un tissu partagé d’expériences passées, et par un tissu d’attentes d’avenir commun.
« La République ne doit pas devenir une religion d’Etat »
Aller à l’encontre d’une conception uniformisatrice
Comment refaire ce récit commun ? À l’encontre d’une conception uniformisatrice de l’identité française, redisons que notre civilisation ne provient pas d’une source unique, mais de toutes les « humanités », traditions, langues et littératures qui sont venues s’y mêler, depuis la pensée grecque et les écritures bibliques, les traditions celtes, les institutions romaines et la vie monastique, la Renaissance et la Réforme, le Baroque, les Lumières et le Romantisme, la tradition républicaine et la tradition socialiste, mais bien sûr aussi les traditions issues des vagues d’immigration qui ont suivi la période coloniale, et celles magnifiquement métissées des Outre-mer. Car ces traditions, toutes ensemble, portent des promesses inachevées.
Naguère, Emmanuel Macron semblait au plus près de ce que Ricœur dans « La mémoire, l’histoire, l’oubli » appelait « la juste mémoire » et l’hospitalité narrative mutuelle des mémoires : « Le projet national français n’a jamais été un projet clos (…) c’est pourquoi j’ai dit qu’il n’y avait pas une culture française : elle ne s’est jamais construite dans la poursuite imaginaire de racines populaires définissant une culture nationale (…) mais dans l’ouverture au grand large, dans la confrontation avec l’ailleurs. La culture française laisse à l’Autre une place immense et c’est ce qui la rend si riche : c’est par essence une culture du dialogue, de l’accueil, de l’intelligence du monde. La culture française est une parce qu’elle est diverse, comme l’est notre histoire » [3].
Paul Ricœur disait de la laïcité qu’elle signifie en même temps deux choses, qui doivent être pensées en même temps. D’une part la neutralité agnostique de l’Etat, sans religion, et qui empêche aucune tradition que ce soit, même majoritaire, de prétendre représenter l’identité française, ni imposer sa « loi ». C’est une laïcité de rigoureuse abstention, au plan vertical de l’Etat et de l’espace démocratique constitué autour d’un centre vide. Et d’autre part le pluralisme reconnu de la société civile : ici, disait-il, « la laïcité me paraît être définie par la qualité de la discussion publique, c’est-à-dire par la reconnaissance mutuelle du droit de s’exprimer ; mais plus encore, par l’acceptabilité des arguments des autres (…) une société pluraliste repose non seulement sur le consensus par recoupement, qui est nécessaire à la cohésion sociale, mais sur l’acceptation du fait qu’il y a des différends non solubles » [4]. C’est ce qu’il appelle la laïcité de confrontation, au plan horizontal de la société civile.
Désigner ceux qui font sécession
Pour finir sans craindre de parler de ce qui fâche, je ne nie pas qu’il y ait, dans certains milieux islamistes (mais certainement pas que) une véritable déloyauté à l’égard de la France qui demande à être traitée avec rigueur. Je désigne ceux qui ont fait sécession, mais en se soumettant à d’autres obédiences et sans chercher à renouer ici un pacte loyal. On aimerait d’ailleurs que bien des pays qui affichent un Islam d’Etat et qui critiquent la France aient l’honnêteté d’accorder à leurs minorités les libertés dont jouissent ici les musulmans. C’est pourquoi, quand, à Strasbourg, le gouvernement réagit au financement de la méga-mosquée des Milli Görus (une véritable cathédrale impériale ottomane qui va littéralement « écraser » l’islam alsacien), il est pleinement dans son rôle. Mais notre refus d’une plus grande mixité sociale, notre incapacité à « faire avec » tous ceux qui sont là, notre manière même de refouler le religieux en dehors de l’espace public critique, encouragent le repli communautariste que nous voudrions interdire.
C’est ainsi qu’à faire de la laïcité une identité, nous perdons tout à la fois la neutralité de l’Etat, ouvrant la voie à un civisme constitutionnel, et le pluralisme de la société civile, qui s’exprime notamment par la transmission et la créativité de cultures vives. Soit les deux axes de la laïcité selon Ricœur. En somme, nous avons vidé la laïcité de son sens. C’est pourquoi le vieux pacte laïque, auquel nous étions tellement attachés, semble sur le point d’être rompu. Comment rester et revenir ensemble, alors que nous pourrions nous séparer ? Oui, la question du séparatisme est bien la question commune, qui nous est à tous posée.
[1] Jules Michelet, Histoire de France, Louis XIV et la révocation de l’Edit de Nantes, Edition du journal Le Monde, 2021, voir l’éloquente préface p. 7-19.
[2] Emmanuel Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée [1786], Paris, Vrin 1959, p. 86.
[3] Emmanuel Macron, Interview dans L’Histoire, mars 2017.
[4] Paul Ricœur, La Critique et la Conviction, Paris, Calmann-Levy, 1995, p. 194-195.
Olivier Abel, bio express
Professeur de philosophie éthique, Olivier Abel est l’un des plus grands connaisseurs de la pensée de Paul Ricœur. Il a notamment publié « le Vertige de l’Europe », aux éditions Labor et Fides (2019).
Olivier Abel (Philosophe), le 23 avril 2021