Interview d’Eric-Emmanuel Schmitt

L'auteur aux mille romans et pièces de théâtre a donné une interview au Monde dans lequel il s'explique sur sa foi
Longtemps éloigné de la religion, l’écrivain s’est d’abord qualifié d’« agnostique croyant », et finalement de chrétien. De retour d’un voyage en Terre sainte, il explique pourquoi la foi constitue « un espace profondément critique qui sollicite la liberté ».
Propos recueillis par Virginie Larousse 
C’est l’histoire d’un cheminement. Un itinéraire qui a conduit Eric-Emmanuel Schmitt de l’athéisme au christianisme. Cette métamorphose ne s’est cependant pas faite en un jour, mais en deux voyages qui se sont avérés fondateurs dans son existence. Le philosophe a eu l’occasion d’évoquer le premier dans son livre La Nuit de feu (Albin Michel, 2015). Il y racontait comment, jeune homme athée de 28 ans, il était ressorti croyant du désert du Hoggar où il s’était perdu nuitamment, en 1989. Dans son dernier ouvrage, Le Défi de Jérusalem (Albin Michel, 224 pages, 19,90 euros), le romancier poursuit sa mue vers un christianisme non plus seulement intellectuel, mais vécu à travers tous ses sens, dit-il. Répondant à une invitation du Vatican, il accepte l’idée de partir en Terre sainte, « pèlerin parmi les pèlerins », pour en revenir avec un carnet de voyage spirituel.
Avez-vous été surpris que le pape François ait sollicité pour faire ce voyage un « croyant lacunaire », comme vous vous qualifiez vous-même, davantage qu’un catholique plus traditionnel ?
Cela m’a étonné du Vatican, qui se donne comme la voix officielle du christianisme, mais pas du pape François ! C’est quelqu’un qui ose montrer la distance qui s’est parfois créée entre l’institution qu’il dirige et la réalité des textes évangéliques. Peut-être considère-t-il que les « francs-tireurs » manifestent davantage l’esprit des Evangiles que certains représentants de l’institution.
En donnant suite à cette invitation, n’avez-vous pas craint d’être contraint dans votre liberté d’écrivain ?
Pour le dire simplement : j’ai accepté le voyage, mais j’ai refusé la commande. J’ai financé le pèlerinage par mes propres moyens en prévenant que je produirais un livre uniquement si le voyage générait quelque chose de suffisamment fort pour le faire. J’ai ainsi transformé la commande en incitation et il n’y a eu aucune relecture institutionnelle. Lorsque le pape François a pris connaissance du livre, il m’a envoyé une lettre très émouvante qui en est devenue la postface.
Comment s’est fait votre cheminement de l’athéisme au christianisme ?
Je viens de ce que j’appelle la « famille Poisson rouge », laquelle, de fait, ressemble à beaucoup de familles françaises : les enfants ont été baptisés par convention sociale mais la pratique religieuse est inexistante. Quand nous allions à la messe pour des mariages ou des baptêmes, nous nous mettions au fond de l’église et nous ouvrions la bouche, tels des poissons rouges, car nous ne connaissions jamais les prières ou les chants. J’ai d’abord vécu dans cet éloignement de la religion, en étant parfaitement à l’aise avec cet athéisme qui, de familial, est devenu instruit au fur et à mesure de mes études de philosophie. Elève de Derrida à l’Ecole normale supérieure, j’ai fait mon doctorat sur Diderot, philosophe matérialiste athée.
Mais un jour, le jeune homme de 28 ans que j’étais est parti en voyage ; entré dans le désert athée, j’en suis ressorti croyant. Je me suis perdu pendant trente-deux heures dans les montagnes du Hoggar, et la nuit que j’ai passée sous les étoiles s’est muée en expérience mystique. J’ai vécu le contraire de la peur : la confiance. Bien plus tard, j’ai consacré un livre à cette extase : La Nuit de feu, en référence à Blaise Pascal, qui avait nommé ainsi la nuit l’ayant fait passer de l’incroyance à la croyance. Néanmoins, si cette nuit dans le désert m’a donné la foi, cette dernière n’était déposée dans aucun cadre religieux. C’était une foi en Dieu, en l’Absolu. Je suis ressorti croyant mais pas chrétien, j’avais foi dans le Dieu de toutes les religions et d’aucune en particulier.
De retour du désert, je me suis mis à lire les textes des mystiques ; c’était toujours par cette veine que j’abordais la religion, et non par le dogmatique. J’avais la surprise de me découvrir des frères et des sœurs venant d’époques et de cadres religieux différents. J’y voyais la confirmation de ce sentiment ressenti pendant ma nuit dans le désert, à savoir que toute personne qui parle de Dieu parle à peu près de la même expérience. Cependant, à défaut d’avoir un langage pour le dire, il y a des manières de le dire ; les religions sont donc des manières de dire, de ritualiser, d’organiser le sacré.
Quelques années plus tard, je lis au cours d’une nuit les quatre Evangiles à la suite, ce que je n’avais jamais fait. Cela me bouleverse pour deux raisons : à mon expérience du désert venait s’ajouter l’importance de l’amour, les Evangiles nous invitant à modifier notre rapport à l’autre, lequel ne doit plus se jouer sur le mode de la peur et de l’intérêt mais de l’amour. Avant le christianisme, aucune religion n’avait eu autant d’audace. Dans le judaïsme, il s’agit de remplacer la crainte par le respect – ce qui est déjà énorme. Mais la folie du christianisme, le romantisme du christianisme, c’est de remplacer le respect par l’amour. Je pense que les chrétiens sont des juifs sentimentaux. Cette proposition me paraît aussi incongrue que sublime, aussi merveilleuse qu’impossible, et je me sens attiré.
L’autre élément qui m’interpelle, c’est que les quatre Evangiles ne racontent pas la même chose. J’y vois un facteur d’authenticité – dans un procès, les faux témoins sont toujours d’accord. Et puisque le récit n’est pas figé, qu’il est vivant, il y a une place pour une autre lecture – la mienne –, une place pour un cinquième évangile – le mien : un évangile critique, personnel. Il y a un espace philosophique, poétique, existentiel et spirituel énorme, et je m’engouffre dedans – ce qui donnera, plus tard, mon ouvrage L’Evangile selon Pilate (2000). Je m’approchais donc du christianisme même si, avant ce voyage à Jérusalem, mon christianisme n’était qu’intellectuel. Ce qui change avec le pèlerinage, c’est que mon christianisme va soudainement prendre corps.
« Croire, il le faut bien, mais en quoi ? », écrivez-vous. Précisément, en quoi croyez-vous ?
J’observe que depuis que nos sociétés ne croient plus en Dieu elles croient en n’importe quoi : astrologie, numérologie, et j’en passe. Il y avait au moins une bonne chose dans la domination des Eglises chrétiennes : elles indiquaient en quoi croire – les quatre Evangiles – plutôt qu’en n’importe quoi. Notre époque est certes brillante par son inventivité scientifique et technologique. Je mesure tout ce que m’apporte le numérique : de chez moi, je peux accéder à des bibliothèques du monde entier. Cependant, bien que notre époque soit belle technologiquement, je la trouve plate, au sens où l’univers se réduit à de la matière. L’homme pense qu’il a le privilège de l’esprit et se coupe de la faune, de la flore, du vivant – ce qui est, pour moi, un immense appauvrissement de l’expérience humaine. Cette dénaturalisation est une impasse, car elle enferme l’homme dans une solitude métaphysique qui explique que nous soyons de grands consommateurs de psychotropes.
De la même manière, l’évacuation par une partie des populations du spirituel et du divin constitue un aplatissement du monde. Que l’existence et le monde cessent d’être un mystère pour une partie de nos contemporains est une grande perte. C’est un mystère d’être, un mystère de disparaître. Aplatir ce mystère à un phénomène matériel, c’est s’amputer. Nous sommes devenus des amputés spirituels.
Toujours est-il que depuis ma nuit dans le désert je crois en un monde qui est organisé par le sens ; en un monde qui produit de la vie et déteste le néant ; en un monde où tout a une justification. Je dois avouer que parfois le sens m’échappe, mais j’attribue cela à la finitude de mon esprit et non à la finitude du monde ; je ne dis pas « c’est absurde » mais « c’est mystérieux ». Je fais crédit au monde. Et puisque je suis entré dans le christianisme, je crois encore à autre chose, à plus. Y a-t-il eu incarnation et y a-t-il eu résurrection de Dieu ? A ces deux questions, je réponds oui – par conséquent, je me considère comme chrétien.
« A la différence de la raison qui soumet notre esprit, la religion sollicite notre liberté », dites-vous dans votre livre. Beaucoup de gens sont convaincus du contraire, à savoir que la raison émancipe, tandis que la religion asservit…
Une proposition rationnelle n’a pas à être discutée : deux et deux font quatre, cela n’a pas besoin de mon assentiment. Le rationnel est ce qui vaut pour tous indépendamment de la résistance de chacun ; il se passe de notre consentement. La proposition religieuse, quant à elle, sollicite notre assentiment ou notre refus ; ce faisant, elle s’adresse à notre liberté. Ainsi, il y a plus d’espace critique en face des propositions de la religion que de celles de la raison. L’instruction religieuse devrait être un espace profondément critique qui sollicite la liberté. En lisant les textes sacrés, y compris au sein d’une tradition unique, on voit bien qu’ils se contredisent eux-mêmes. Avoir une instruction religieuse, ce n’est donc pas pratiquer l’obéissance mais l’analyse critique ; c’est comparer, peser les choses, c’est faire la même chose qu’en lisant un texte de Nietzsche ou de Kant : travailler le texte pour qu’il produise un sens cohérent.
Pour autant, n’êtes-vous pas gêné par le côté dogmatique que prennent souvent les structures religieuses ?
Il est clair que les institutions religieuses font beaucoup de mal à la vie spirituelle, et que la cause de Dieu a plutôt été desservie par les Eglises. Bien sûr, il y a à l’intérieur des institutions des gens d’une haute spiritualité qui savent revivifier le sens et nous ouvrir des horizons. Mais les institutions qui les mènent ne sont qu’humaines, et comme François de Sales (1567-1622) le disait : « Partout où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie. »
Quelles sont les vertus particulières du voyage ? Pourriez-vous écrire, à l’instar d’une de vos figures d’inspiration, le missionnaire Charles de Foucauld (1858-1916), à la fin de sa vie : « Je ne pense plus voyager » ?
Je crois aux bienfaits du voyage. Le premier bienfait, c’est de rompre avec son confort, avec les siens, avec ses habitudes – pas seulement physiques mais aussi mentales. C’est la possibilité de se rendre neuf, différent. Dans une démarche spirituelle ou intellectuelle, la coupure me semble fondamentale. D’ailleurs, les deux étapes essentielles de ma construction spirituelle se sont produites lors de voyages : dans le Hoggar et en Terre sainte. Dans ma vie quotidienne, je suis un peu trop préoccupé de contrôler les choses. Je me suis fabriqué une conception du monde qui me procure sans doute une forme de confort, mais dans laquelle je ne suis pas interrogé. L’autre dimension fondamentale du voyage est d’accueillir, d’ouvrir les bras aux rencontres, aux expériences, à ce qui se passe d’inattendu ; cesser de projeter, d’attendre et se mettre en état de réception. Le voyage est absolument essentiel pour moi.
En quoi ce voyage en Terre sainte a-t-il été différent des autres périples que vous avez pu faire ?
Je me suis joint à un groupe de pèlerins très pieux originaires de La Réunion. De mon côté, je ne pratique pas, j’ai une foi sauvage et solitaire, qui s’est construite dans le désert et la lecture. Tout à coup, me voilà projeté dans une orgie de messes et autres vêpres [rires] ! Mon premier réflexe a été la fuite. Rapidement, néanmoins, j’accepte de me prêter à l’expérience. Un des premiers bénéfices de cette pratique intensive est que je prends conscience des bénéfices du rite, quelle que soit son origine religieuse – la régularité, le fait de lutter contre la dispersion des pensées pour se rassembler dans la prière, la méditation de certains textes… Je découvre un autre rythme qui me touche et m’apaise.
Une autre chose plus spécifiquement chrétienne, c’est l’eucharistie. Recevoir l’hostie, la garder, l’ingérer est pour moi très puissant : à mesure que quelque chose descend dans mon estomac, quelque chose monte dans mon esprit. Je ressens avec une intensité extrême ce moment fondateur, au point que je ne peux plus m’en passer.
Vous parlez effectivement de ce pèlerinage de manière très sensorielle. En quoi cela a-t-il mobilisé non seulement votre foi, mais aussi votre corps et vos sens ?
Le christianisme repose sur des mystères. Le propre d’un mystère est qu’il est inappréhendable par l’intelligence : un Dieu qui s’est fait homme, cela n’a aucun sens d’un point de vue rationnel. En revanche, j’ai vécu au Saint-Sépulcre, sur cet endroit qui est peut-être le Golgotha où Pilate faisait exécuter les condamnés, quelque chose d’inexplicable pour mon esprit : tout à coup, mon corps ressentait la présence de quelqu’un – je le sentais par mon odorat, je percevais sa chaleur et son regard. Les mystères qui échappent à l’esprit, le corps les pénètre, c’est ce qui a été ma plus grande surprise.
Qu’appelez-vous « le défi de Jérusalem » ?
Le défi de Jérusalem, c’est le changement du discours de Dieu. Dieu a d’abord dit à Jérusalem : « Ecoutez-moi ! » C’est le seul lieu sur terre où, horizontalement, Dieu a parlé aux trois monothéismes. A cet égard, c’est un lieu unique. Mais le discours de Dieu a changé : de vertical, il est devenu horizontal, puisque Dieu semble dire aux juifs, aux chrétiens, aux musulmans et aux athées : « Entendez-vous ! » Il nous lance un défi et nous appelle à être fraternels plutôt que fratricides. Pourtant, Jérusalem est le lieu des fratricides depuis des siècles ; cela s’intensifie d’ailleurs en ce moment. Or, les frères deviennent fratricides lorsqu’ils oublient qu’ils ont une origine et une histoire communes.

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