Fédération protestante de France : réflexions sur le projet de loi sur la laïcité

La fédération protestante de France, via sa commission Ethique et société, a produit un texte sur les questions principales que posent le texte de loi renforçant les principes républicains. De larges extraits ont été publiés sur Réforme. Voici l'intégralité du texte élaboré principalement par le professeur Jean-Paul Willaime.

 

Pour une laïcité de confiance

confortant les principes républicains

 

Parce que les protestants sont, à la fois comme citoyens et comme chrétiens, très attachés aux valeurs de notre République « laïque, démocratique et sociale », ils ont particulièrement à cœur de participer, aux côtés d’autres forces sociales et spirituelles, aux débats publics sur les problèmes et enjeux du présent. En cette période où nous devons faire face simultanément à plusieurs risques (sanitaire, climatique, énergétique, sécuritaire, économique), en cette période où s’est développée la méfiance envers les pouvoirs publics, il est d’autant plus nécessaire d’avoir un débat citoyen de qualité, c’est-à-dire rigoureux dans l’établissement des faits, rationnel dans l’argumentation, ouvert aux différentes sensibilités et responsables dans les préconisations proposées. Un débat loin des invectives et des mises en causes personnelles et qui se tient à distance des approches idéologiques.  

Suite aux attentats et assassinats commis en France ces dernières années par des terroristes se réclamant d’un islam radical (récemment le 16 octobre l’assassinat du professeur Samuel Paty et, le 29 octobre, l’assassinat de trois personnes dans la Basilique Notre-Dame de Nice), le gouvernement a estimé qu’il était urgent de renforcer les principes républicains, au premier rang desquels la laïcité. De là un certain nombre de mesures proposées dans « un projet de loi confortant les principes républicains » qui sera examiné par le Conseil des ministres le 9 décembre, date anniversaire de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905. Soumis au Parlement en février prochain, ce projet de loi subira sans doute diverses modifications. C’est dire que le texte auquel nous nous référons aujourd’hui n’est pas définitif. 

Une première remarque s’impose. Alors que, suite à la dénonciation par le Président de la République du « séparatisme islamiste »[1], il avait été tout d’abord question d’une loi contre les « séparatismes », le choix a été fait de renoncer à cette terminologie, du moins pour le titre du projet de loi car on continue à parler de « loi sur les séparatismes ». Parler d’une « loi confortant les principes républicains », soit parler pour plutôt que contre, suscite a priori plus facilement l’adhésion et ce, d’autant plus qu’il s’agit des valeurs de la République, identifiées par la devise « Liberté, Egalité, Fraternité » et par la laïcité. Si en effet, la mise en pratique de ces valeurs suscite constamment débats et polémiques, elles sont consensuelles dans leurs principes. Vouloir « conforter » ces valeurs, en particulier la laïcité, par le vote d’une loi, on se dit donc d’abord pourquoi pas ? Mais proposer de les conforter présuppose que l’on considère qu’elles sont menacées. De là une double question : pourquoi serait-il nécessaire de « conforter » ces principes ? et pourquoi faudrait-il le faire par le vote d’une loi ? Répondre à la première question permet de saisir à la fois la motivation principale de ce projet de loi et son objet central. Sa motivation principale : lutter contre le terrorisme et le « séparatisme islamiste ». Lors de son discours du 2 octobre 2020 aux Mureaux (Yvelines), le Président Emmanuel Macron a défini le « séparatisme islamiste » comme « un projet conscient, théorisé, politico-religieux qui se concrétise par des écarts répétés avec les valeurs de la République, qui se traduit souvent par la constitution d’une contre-société ». « Le problème, ajouta le Président, c’est cette idéologie qui affirme que ses lois sont supérieures à celles de la République »[2]. La motivation principale de lutte contre le « séparatisme islamiste » aboutit en fin de compte à un projet de loi dont l’objet central est la laïcité et qui se traduit par une proposition de révision de plusieurs articles de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905. Même si le terme de laïcité n’y figure pas, cette loi concerne une de ses dimensions essentielles, la neutralité religieuse de l’Etat ; elle définit, dans un régime de séparation, le cadre juridique pour l’exercice de la liberté de culte : les « associations cultuelles ». Une loi qui est avant tout, comme le soulignait son rapporteur Aristide Briand, une loi de liberté dont tous les articles devaient être interprétés à la lumière de son Article 1er : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ». Cette loi qui contient un Titre V relatif à la « Police des cultes » et qui, dans son Article 26, précise qu’« il est interdit de tenir des réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l’exercice d’un culte », n’était-elle pas suffisante ? Pour lutter contre le « séparatisme islamiste », une nouvelle loi modifiant plusieurs articles de la loi de 1905 et qui touche inévitablement tous les cultes, était-elle vraiment nécessaire ? Cette question est à l’arrière-plan des remarques et interrogations qui suivent.

 

Vers une conception sécuritaire de la laïcité ? 

            La Commission « Ethique et Société » s’interroge sur le fait de reconsidérer nos valeurs républicaines sous l’angle des mesures à prendre pour lutter contre le terrorisme et l’islam radical. Ce combat est essentiel et il faut le mener fermement. Mais réviser des dispositions concernant la laïcité est-il un bon moyen pour le faire ? N’oriente-t-il pas forcément vers une laïcité de méfiance plutôt que vers une laïcité de confiance ? En abordant sous cette angle la laïcité, l’école, les associations loi de 1901 et les associations cultuelles loi 1905, ne risque-t-on pas d’aller vers une conception sécuritaire de la laïcité ? Une conception où les religions seraient plus perçues comme une menace pour les valeurs de la République que comme une contribution à leurs respect et mise en pratique. Nous ne nions pas que les religions puissent constituer une menace pour les valeurs de la République, elles l’ont été dans le passé et des franges extrémistes de la plupart d’entre elles le sont encore aujourd’hui. Mais force est de constater qu’actuellement en France, c’est surtout par leur soutien à ces valeurs que se manifestent les principales religions présentes dans notre pays (christianisme, judaïsme, islam, bouddhisme).  Cela vaut donc aussi pour la très grande majorité des musulmans de France qui, outre qu’ils sont eux-mêmes victimes des islamistes politiques, réaffirment régulièrement leur loyauté à l’égard de de la République et expriment fraternellement leur compassion pour les victimes chrétiennes du terrorisme islamiste.  Dans un contexte marqué par ce terrorisme et le risque sanitaire dû au Covid-19, le souci de la sécurité est devenu primordial et le Parlement examine actuellement un projet de loi sur la « Sécurité globale ». De là le risque de restreindre quelque peu des libertés au nom de l’impératif de sécurité. C’est dans ce contexte que le projet de loi se propose de conforter le principes républicains en renforçant les contrôles des pouvoirs publics sur la société civile et en renforçant la laïcité dans un sens exclusif. Notre Commission pense que l’on aurait pu conforter les principes républicains en renforçant la laïcité dans un sens plus inclusif qu’exclusif. Ce qui veut dire ne pas considérer la République comme une citadelle assiégée dont il faudrait colmater les brèches face à un islam radical conquérant, ne pas percevoir l’islam comme « un objet de méfiance qu’il faut circonvenir »[3], mais intégrer l’islam dans une laïcité de reconnaissance et de dialogue telle que la République a su l’établir avec les autres cultes. C’est avec les musulmans et non contre eux que l’on pourra efficacement contre l’islamisme politique. Au moment où règne un certain désenchantement démocratique et où l’Etat républicain a perdu une part de sa puissance symbolique, toutes les ressources convictionnelles de la société civile sont en effet précieuses, en particulier et sans exclusive, celles des religions. L’invocation des valeurs de la République risque de n’être qu’une vaine rhétorique, si elle néglige les différents milieux qui contribuent à leur socialisation, à leur transmission. L’école publique laïque est certes un vecteur essentiel de cette socialisation et les protestants y sont particulièrement attachés, mais il n’est pas le seul. Les Eglises et mouvements protestants sont heureux d’y contribuer en insistant particulièrement, comme le font tous les chrétiens, sur la valeur de fraternité qui, à plusieurs égards, est la condition des deux autres valeurs de notre devise. La fraternité implique la reconnaissance et le respect des autres tels qu’ils sont sans que cela implique une quelconque complaisance face à l’intolérable (les délits et crimes quelle que soit la justification qu’on leur donne). ». Nous, protestants de France qui nous inspirons toujours, théologiquement, du réformateur Jean Calvin, faisons nôtre cette phrase d’un de ses virulents critiques : Sébastien Castellion : « Tuer un homme, ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme. Quand les Genevois tuèrent Servet, ils ne défendirent pas une doctrine, ils tuèrent un homme »[4]. Quand des islamistes tuent en criant « Allahu akbar », ils ne défendent pas « Allah, le plus grand », ils assassinent des hommes et des femmes. Pour faire face au terrorisme et permettre aux musulmans de France  s’exercer leur liberté de culte, le projet de loi, qui se partage en deux Titres principaux, se propose de « Garantir le respect des principes républicains » (Titre I) et de « Garantir le libre exercice du culte » (Titre II).

 

  1. « Garantir le respect des principes républicains »

 Le Titre I comporte six chapitres qui correspondent à six objectifs :

1)  mieux garantir la neutralité des services publics ;

2)  exiger de toute association sollicitant une subvention publique qu’elle s’engage par un « contrat d’engagement républicain » à respecter des principes et valeurs de la République ;

3) veiller au respect de la dignité de la personne humaine : retrait de tout document de séjour à un ressortissant étranger vivant en France dans un état de polygamie ; interdiction pour un professionnel de santé de délivrer un certificat attestant de la virginité d’une personne ; possibilité de dénoncer un mariage arrangé s’il y a un doute sérieux sur le consentement du ou des futurs époux ». 

4) renforcer le contrôle des écoles privées hors contrat et soumettre à autorisation préalable l’instruction à domicile ; veiller au respect d’un contrat d’engagement républicain et du principe de laïcité par les fédérations sportives participant à l’exécution d’une mission de service public ;

5) lutter contre les discours de haine et les contenus illicites en ligne ;

6) renforcer la mixité sociale dans le logement.

 

La Commission « Ethique et Société » de la FPF tient tout d’abord à rappeler qu’elle approuve sansréserves les valeurs républicaines de liberté, d’égalité, de fraternité et de laïcité. Ces valeurs, dans lesquelles elle discerne le message même de l’Evangile, font partie de ses convictions fondamentales. Elle est particulièrement sensible au fait que ce projet de loi intègre explicitement dans les principes républicains, le respect de la dignité de la personne humaine (I.3), la lutte contre les discours de haine (I.5) et le souci de la justice sociale (I.6).  C’est sur le fond d’un plein accord avec la visée du Titre I « Garantir les principes républicains », qu’elle se permet les remarques et questions suivantes. 

La neutralité de l’Etat, des collectivités territoriales et des services publics est une dimension essentielle de la laïcité. Elle implique d’une part l’interdiction, pour les agents publics, de manifester leurs convictions religieuses dans l’exercice de leurs fonctions, d’autre part l’interdiction de toute discrimination des usagers des services publics en fonction de leurs religions ou convictions philosophiques, autrement dit la garantie d’une stricte égalité des usagers devant le service public. Le projet de loi étend cette stricte obligation de neutralité aux employés des organismes de droit privé à qui a été confiée l’exécution d’un service public. La Commission « Ethique et Société » tient à rappeler que cette neutralité concerne les agents et les professionnels assurant une mission publique, elle ne concerne pas les usagers des services publics.

S’il y a un fort consensus sur ce principe de neutralité, il y a débat sur la question de savoir s’il faut considérer les parents accompagnateurs des sorties scolaires (en grande majorité des mères), comme des personnes participant momentanément à l’exécution d’un service public ou bien comme des personnes de la société civile accompagnant, sous l’autorité des professeurs, une activité scolaire. L’actuel projet de loi ne mentionne pas cette question mais il y a de fortes chances pour qu’elle soit abordée lors des débats au Parlement et fasse l’objet d’un amendement soumis au vote.  C’est le fait que quelques mères accompagnatrices portaient un voile qui a fait émerger la question. Certains, notamment des représentants de la droite parlementaire, militent en faveur de l’interdiction du port du voile par ces mères accompagnatrices de sorties scolaires au prétexte qu’elles devraient être soumises aux mêmes obligations que les professeurs. Si l’on estime que cela devrait être le cas, pense-t-on au fait que, se sentant exclues de l’école fréquentée par leurs enfants, il y a de fortes chances pour que ces mères renoncent désormais à participer à l’accompagnement de sorties scolaires ? En principe, elles peuvent venir telles qu’elles sont à une réunion de parents d’élèves, pourquoi ne le pourraient-elles pas pour accompagner une sortie scolaire ? Le philosophe Paul Ricoeur insistait sur le fait que l’école n’était pas seulement une institution de l’Etat mais aussi une institution de la Nation. Or celle-ci est riche de ses diversités. Le fait que des personnes, telles qu’elles sont dans la vie quotidienne de leur quartier, accompagnent des sorties scolaires ne constitue-t-il pas un bel exemple d’une laïcité inclusive où l’école de la République accueille la diversité de la Nation ? Dans la mesure où les accompagnateurs/trices sont sous l’autorité des professeurs qui garantissent le respect e de neutralité, nous ne sommes pas favorables à l’extension aux accompagnateurs des obligations des agents publics.

Concernant le point I.2 relatif au respect des principes républicains, à travers notamment la signature d’«un contrat d’engagement républicain », auquel seraient tenues les associations (loi 1901) sollicitant une subvention publique, on note que le principe de laïcité n’est pas mentionné alors qu’il est  explicitement mentionné, à côté des principes républicains, dans l’énoncé d’autres mesures. Nous comprenons cette absence car parmi les associations loi 1901, il y en a qui ont une identité confessionnelle, telles les associations regroupées au sein de la Fédération de l’Entraide protestante, et qui déploient des activités d’intérêt général à destination de tout public. Il est normal que ces associations, dont beaucoup agissent dans le domaine social (comme l’Armée du Salut), puissent continuer à bénéficier de subventions publiques.  Il ne faudrait pas qu’une interprétation restrictive de l’article 6 du projet de loi se traduise dans la pratique par l’impossibilité pour les associations respectant les principes républicains tout en affichant une identité religieuse, de solliciter des subventions publiques. Dans ce cas, ce serait la République elle-même qui, en discriminant les associations confessionnelles par rapport aux associations séculières, ne respecterait pas la neutralité laïque en ne les traitant pas de manière égale sur le seul critère de leur intitulé.

Tout en comprenant la volonté du gouvernement de limiter le nombre de familles recourant, pour des raisons diverses, à l’enseignement à domicile (point I.3), dire que « l’instruction obligatoire est donnée dans les établissements ou écoles publics ou privés » (art. 18) et n’autoriser l’enseignement à domicile que pour des raisons impérieuses (telles des raisons de santé), la France ne s’expose-t-elle pas, s’il y a un recours, à une condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme ? La France oublierait-elle qu’elle a ratifié en 1974 le Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales qui, dans son article 12 relatif au « Droit de l’Instruction » indique : « Nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction. L’Etat, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques ». La Cour de Strasbourg ne se prononçant que sur des cas particulier ayant fait l’objet d’un recours, tout dépendra de la façon dont ce dispositif sera appliqué (et ce d’autant plus que la Cour laisse aux Etats une marge d’appréciation dans l’application de la CEDH). Mais soumettre à autorisation préalable ce qui, dans cet article 12, est considéré comme un droit risque de mettre la France en difficulté par rapport à la CEDH.

 

  1. « Garantir le libre exercice du culte »

Le Titre II « Garantir le libre exercice du culte » comporte deux chapitres :

  1. « Renforcer la transparence des conditions de l’exercice du culte »,
  2. « Renforcer la préservation de l’ordre public »,

Section 1 : « le Contrôle du financement des cultes »,

Section 2. « Police des cultes ».

 

Les cinq mesures suivantes sont proposées :

 

  • Veiller à l’existence dans chaque association cultuelle d’un « organe délibérant » ayant compétence « pour décider de l’adhésion de tout nouveau membre, de la modification des statuts de l’association, de la cession de tout bien immobilier lui appartenant et, le cas échéant, du recrutement par l’association d’un ministre du culte » ;
  • Faire vérifier par le représentant de l’Etat dans le département la qualité cultuelle d’une association, le constat de la qualité de « cultuelle » étant valable une durée de cinq ans renouvelable.
  • Contrôler le financement des cultes en exigeant dans l’établissement des comptes un état séparé des ressources provenant de l’étranger et en prévoyant une obligation déclarative pour tout avantage et ressources provenant de l’étranger et dont le montant dépasse 10 000 € ;
  • Autoriser l’autorité préfectorale à fermer temporairement les lieux de culte qui provoquent « à la discrimination ; à la haine ou à la violence », incitent ou facilitent « à la commission de crimes ou de délits » ;
  • Permettre aux associations cultuelles de posséder et d’administrer tous immeubles acquis à titre gratuit (dans le cadre de libéralités testamentaires).

 

Les protestants ont été parmi les premiers à se constituer en associations cultuelles prévues par les Articles 18 et 19 de la loi de 1905. Ces associations formées « pour subvenir aux frais, à l’entretien et à l’exercice d’un culte » doivent « avoir exclusivement pour objet l’exercice d’un culte ». Aujourd’hui, le protestantisme est la religion qui compte le plus grand nombre d’associations cultuelles (plus de 2000), le deuxième culte étant, en nombre d’associations cultuelles, les Témoins de Jéhovah avec environ un millier. Le catholicisme, après avoir refusé la loi de 1905 et les associations cultuelles qu’elle prévoyait, s’est structuré en 1923 en « associations diocésaines », un type d’associations cultuelles compatible avec l’organisation hiérarchique de l’Eglise catholique. Il y a actuellement 114 associations cultuelles diocésaines.  Quant aux musulmans, ils ont plus, à ce jour, opté pour des associations loi 1901 avec objet cultuel que pour les associations cultuelles de la loi de 1905. Le Gouvernement, lui, souhaiterait qu’ils se tournent prioritairement vers les associations cultuelles loi 1905, le cadre juridique normalement prévu pour les différents cultes. Parmi les cultes, le protestantisme est celui qui est le plus directement concerné par toute modification qui serait apportée au texte de la loi de 1905, y compris les changements induits par une modification de la loi de 1901 sur les associations, puisque les associations 1905 sont soumises aux articles 5 et suivants du Titre I de la loi du 1er juillet 1901 sur les associations.  

Très attachés à la loi de séparation de 1905, les protestants ne sont pas a priori hostiles à des modifications de cette loi si celles-ci consistent en une mise à jour devenue nécessaire en fonction de l’évolution du paysage religieux actuel. A condition bien entendu, que ces modifications ne reviennent pas à remettre en cause les dispositions fondamentales de cette loi de séparation des Eglises et de l’Etat, en particulier ses deux premiers articles : Article 1er : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. » ; Article 2 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier sont supprimés des budgets de l’Etat, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes. (…) ». A ces deux articles, il faut ajouter, pour avoir l’essentiel des principes fondateurs de la loi de 1905, l’Article 4 indiquant que les associations cultuelles devaient se conformer « aux règles d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assumer l’exercice ». Autrement dit, le principe important de la non -ingérence de l’Etat dans l’organisation de chaque culte. La Fédération Protestante de France, en décembre 2002, avait produit un document intitulé Cultes, équité et laïcité : éléments d’évaluation de la loi de 1905 et propositions qui suggérait quelques modifications visant une meilleure adéquation entre le cadre législatif de 1905 et la configuration socio-religieuse contemporaine. Sans considérer les choses au fond et dans l’émotion commémorative du centenaire de cette loi en 2005, on eut de divers côtés tendance à voir dans toute proposition de modification de cette loi une remise en cause de celle-ci. Les protestants, soulignons-le encore une fois, très attachés à cette loi, s’étonnèrent alors de sa sacralisation séculière qui, oubliant au passage qu’elle avait déjà été modifiée plusieurs fois, semblait bloquer par principe toute mise à jour. Aujourd’hui, c’est le Gouvernement lui-même qui propose un certain nombre de modifications pour « garantir le libre exercice des cultes ». La Commission « Ethique et Société » de la FPF ne conteste pas par principe des propositions de modifications mais les examine en se demandant si, au regard de ce qui existe déjà, elles sont utiles et en s’interrogeant sur leurs conséquences, notamment sur les dérives auxquelles elles pourraient donner lieu.

A priori, nous ne voyons pas d’inconvénients à un contrôle des avantages et ressources provenant de l’étranger (point II.2 ). C’est une mesure utile étant donné les problèmes de sécurité que pourrait éventuellement poser une association cultuelle majoritairement financée par une puissance étrangère. On  se doute que cette disposition vise à contrôler certaines mosquées et lieux de culte musulmans. La volonté de passer d’un islam en France à un islam de France est très prégnante du côté des autorités.

Qu’un préfet puisse fermer temporairement un lieu de culte pour les raisons évoquées (point II.4) : soit provoquer « à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes », soit inciter, faciliter ou provoquer « à la commission de crimes ou de délits », ne soulève pas a priori d’objections si la décision de fermeture repose sur des faits avérés la justifiant.   Nos interrogations et notre inquiétude portent sur l’administration de la preuve permettant de déterminer la décision du Préfet. Disposera-t-il de suffisamment d’éléments objectifs pour justifier sa décision de fermeture ? Les textes tant coraniques que bibliques étant truffés de vocabulaires et de récits guerriers, de violentes dénonciations de l’ennemi, l’oreille des agents du renseignement saura-t-elle suffisamment distinguer le métaphorique du réel ? Les agents du renseignement ont-ils une formation suffisante ? Ne serait-ce que pour décrypter le langage symbolique des religions ?  En fin de compte, en quoi et pourquoi la  loi de 1905 ne serait-elle pas suffisante pour lutter contre les motifs énoncés ci-dessus et prendre toutes les mesures nécessaires en pareils cas ? La loi de 1905 ne manque en effet pas d’atouts avec son Article 26 interdisant toutes réunions politiques dans les locaux cultuels, son Article 31 punissant quiconque obligerait « par voies de fait, violences ou menaces » une personne à exercer un culte ou, au contraire, à s’abstenir d’en exercer un, son Article 35 punissant d’emprisonnement tout ministre du culte « si un discours prononcé ou un écrit affiché ou distribué publiquement dans les lieux où s’exerce le culte, contient une provocation directe à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l‘autorité publique, ou s’il tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres ».

Quant au point II.5, les différents cultes ne peuvent que s’en réjouir car la possession d’immeubles de rapport, comme l’on dit, en leur permettant d’en tirer quelques ressources, améliorera leur situation financière qui, dépendante des dons et cotisations des fidèles, est souvent fragile. Mais pourquoi la loi du 31 juillet 2014 qui offrait déjà aux associations loi 1901 la possibilité de posséder et d’administrer des immeubles acquis à titre gratuit n’avait-elle pas, dès ce moment-là, été étendue aux associations cultuelles ? Ce qui peut aujourd’hui apparaître comme un avantage consenti aux associations cultuelles est en réalité la réparation d’une justice. Car comment ne pas voir dans cette différence de traitement entre les associations de la loi 1901 et celles de 1905 une discrimination à l’encontre de ces dernières ? En 1974, aucune explication de cette différence de traitement n’avait été fournie[5].

Mais ce projet de loi propose aussi des modifications qui concernent directement les « associations cultuelles », une disposition centrale de la loi de 1905. Certes les propositions ne modifient pas l’objet de ces associations, le projet de loi reprenant à la lettre en son article 29, la formulation de l’article 19 de la loi de 1905 : « les associations cultuelles ont exclusivement pour objet l’exercice d’un culte ». Mais un changement non négligeable est proposé avec la mesure II. 2. Dans le cadre de la loi de 1905, la création d’une association cultuelle relève du régime déclaratif des associations, il suffit d’en déposer les statuts à la Préfecture. Nulle vérification n’est faite par les autorités. Or l’actuel projet de loi dans son article 30 prévoit que la qualité cultuelle doit être constatée « par le représentant de l’Etat dans le département » et que la décision constatant la qualité cultuelle d’une association est valable pour une durée de cinq ans renouvelable ». Il s’agit donc d’un contrôle renforcé du caractère cultuel d’une association et d’une vérification tous les cinq ans de ce statut. On se demande ce qui justifie ce changement ?

Quant au point II.1, qui concerne le fonctionnement interne d’une association cultuelle (article 29 du projet de loi), il prévoit « l’existence d’un organe délibérant » qui décide de l’adhésion de tout nouveau membre, de la modification des statuts, de la cession de tout bien immobilier lui appartenant. La République tient à la bonne organisation du pouvoir à l’intérieur même du groupe, en particulier au fait qu’il soit identifiable à travers l’existence d’un « organe délibérant ». N’est-ce pas intrusif de la part de l’Etat ? Ne s’agit-il pas en l’espèce d’une ingérence étatique dans l’organisation interne d’un culte alors que l’article 4 de la loi de 1905 respecte les « règles d’organisation du culte dont les associations cultuelles se proposent d’assurer l’exercice ». Cette obligation d’un « organe délibérant » posera-t-il un problème particulier pour certaines églises protestantes, notamment de type pentecôtiste ? Ce n’est pas à exclure. Il est clair, là-aussi, que les concepteurs de ce projet de loi pensent particulièrement au culte musulman et aux risques de prises de pouvoir indésirables dans ses divers lieux de culte. « Le cas échéant », ajoute l’article 29, l’organe délibérant pourrait aussi procéder au recrutement d’un ministre du culte. L’Etat aimerait bien qu’il en soit ainsi :  dans un document remis le 10 janvier 2019 aux responsables des cultes, – texte qui se présentait déjà dans le but de « renforcer la laïcité » et de « garantir le libre exercice du culte », il était même prévu que le recrutement d’un ministre du culte soit soumis à l’assemblée générale de l’association cultuelle ! Même si une telle disposition pourrait convenir à certaines églises protestantes congrégationalistes, on ne voit pas pourquoi la République obligerait tous les cultes à s’organiser selon les principes du congrégationalisme ! Ceci constituerait, en tout état de cause, une ingérence manifeste dans l’organisation interne d’un culte et donc un non-respect flagrant de l’article 4 de la loi de 1905 qui protège cette organisation interne. Les objections émises par les responsables de culte ont certes été prises en compte et dans le texte examiné actuellement, on ne retrouve la proposition de janvier 2019 que sous la forme d’un « cas échéant ». Mais qu’une telle proposition ait pu être faite est néanmoins très significatif d’un état d’esprit et d’une préoccupation concernant les modes de désignation des imams dans les mosquées. Confirmant son élaboration pour répondre à divers problèmes relatifs à l’islam, le projet précise dans son Article 46, qu’il sera interdit à toute personne condamnée pour terrorisme de diriger ou d’administrer une association cultuelle « pendant une durée de dix ans à compter de la date à laquelle la condamnation est devenue définitive ».  

 

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Ce projet de loi aux visées ambitieuses est manifestement surdéterminé par le contexte de « sécurité globale » en lien avec la nécessité de faire face au terrorisme islamiste d’une part, au problème d’organisation du culte musulman d’autre part. Ce ne sont d’évidence pas les meilleures conditions pour modifier la loi de 1905 en respectant l’orientation libérale de cette loi. C’est en fin de complet vers une laïcité sécuritaire de méfiance que risque de nous conduire l’adoption de ce texte, vers une laïcité d’inspiration gallicane renforçant le contrôle de l’Etat sur les associations cultuelles. Qui plus est, comme le faisait remarquer Jean Baubérot, « en instrumentalisant la laïcité contre une religion qu’elle devrait au contraire protéger, on risque d’accroître chez les musulmans un sentiment d’exclusion » (Le Monde du 5 décembre 2020, p. 29).

 

 

[1] Notamment dans ses discours du 18.02.2020 à Mulhouse (Haut-Rhin) et du 2.10.2020 aux Mureaux (Yvelines). 

[2] Cette dernière formulation est maladroite car, d’un point de vue croyant, les normes religieuses ne sont-elles pas toujours considérées comme supérieures aux lois de la République ? Cela n’empêche pas l’immense majorité des croyants de respecter les lois de la République. Le problème est plutôt celui de la compatibilité des lois religieuses avec celles de la République.   

[3] Selon un propos de Philippe Portier cité dans Le Monde du 5 décembre 2020, page 29.

[4] Sébastien Castellion, Contre le libelle de Calvin après la mort de Michel Servet (1555), traduit du latin, présenté et annoté par Etienne Barilier, Genève, Editions Zoé, 1998, p. 161.

[5] Voir à ce sujet Jean-Daniel Roque, 2020/4, « Cultes et laïcité : évolutions récentes et interrogations (2011-2019 », in Foi & Vie, 123e année, 2020/4, p. 52.

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